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Sin Sisamouth, Ros Sereysothea, Pan Ron... et leur héritage.

“Cette année, j’ai 16 ans… Il n’y a pas de craintes à avoir, la vie est comme une fleur. Qu’est-ce que l’amour ? Est-ce amer, aigre ou sucré ?” Les paroles de Chnam Aun Dop-Pram Mouy, “J’ai 16 ans”, chantées par Ros Sereysothea, traduisent l'atmosphère insouciante du Cambodge entre 1955 et 1970 sous le régime républicain du prince Sihanouk.

S'il a obtenu l'indépendance en 1953, le Cambodge est alors un des pays d'Asie du sud-est les plus ouverts sur l'extérieur. Cette période a ainsi donné naissance à une musique pop/rock, métissage entre la culture khmère et des influences musicales occidentales. Ses stars, Ros Sereysothea, Sin Sisamouth et Pan Ron, chantaient la joie de vivre, quelques années seulement avant le régime des Khmers rouges, sous lequel ces jeunes artistes connaîtront un destin tragique.


 "Chnam Aun Dop-Pram Mouy ", “J’ai 16 ans”
Ros Sereysothea


Sin Sisamouth


Sin Sisamouth est né en 1935. Jeune homme passionné de musique, il étudie d'abord la médecine à Phnom Penh, tout en travaillant sa voix et en écrivant des chansons. Lorsque le Cambodge accède à l'indépendance en 1953Sin Sisamouth s'est déjà fait remarquer, notamment par la radio nationale qui décide de l'embaucher. Parallèlement à ses débuts dans le monde de la musique, il poursuit ses études, à l'issue desquelles il se marie. C'est à cette époque qu'il commence à devenir populaire. Son talent, sa voix de crooner, ses textes parlant des joies et des peines de l'amour, feront de lui la grande idole masculine des années 60.

En 1970, après le coup d'État qui voit le gouvernement de Lon Nol arriver au pouvoirSin Sisamouth dirige des orchestres ministériels sous la République khmère. Il participe également activement à la défense de la capitale dans cette période de guerre civile, comme de nombreux habitants de Phnom-Penh, parvenant même au grade de capitaine. Lors de l'entrée des Khmers rouges dans Phnom-Penh en 1975Sin Sisamouth est contraint à l'exode, comme l'ensemble des habitants de la capitale

Remarié à une danseuse du ballet royal, certains affirment l'avoir vu, dans le chaos, cherchant sa nouvelle compagne, alors enceinte. Artiste, proche de l'ancien gouvernement, possédant une éducation universitaire, Sin Sisamouth incarnait la société que souhaitait éradiquer Pol Pot. Mais on ne sait pas précisément quel a été son sort lors du génocide et les circonstances de sa mort restent inconnues. Son influence sur la musique cambodgienne a été si grande que sa notoriété reste intacte. Beaucoup de ses chansons sont toujours diffusées, dans leurs versions originales, ou dans des versions enregistrées par de jeunes artistes. 

Ngin Sokrowar, ex-batteur de l’orchestre Van Chanh dans les années 60, a entrepris de retranscrire l’ensemble des morceaux de Sin Sisamouth sur des portées. “J’en ai aujourd’hui plus de 300, dont une centaine que j’ai édités dans des recueils de partitions. (...) Ces chansons sont restées populaires pendant quarante ans et, si on les préserve, elles peuvent durer éternellement. La mélodie, les mots décrivent avec tellement de justesse la nature, la vie, l’amour et le Cambodge !”

“Quand j’ai entendu sa voix pour la première fois, je l’ai écoutée en boucle pendant des semaines" témoigne Eric Jay devant un portrait de Sin Sisamouth dans le hall de son hôtel, le Scandinavian, à Phnom Penh. "Ce n’était comparable à aucune autre forme de musique. Dans les années 1960, tous les artistes du monde essayaient de copier le rock américain, et Sin Sisamouth avait réussi à le surpasser. C’était très occidental et très khmer à la fois, génial sans être prétentieux.”

" Champa Battambang "
Sin Sisamuth

Ros Sereysothea


Ros Sereysothea est l'autre grande star de la musique cambodgienne des années 60. Elle connut une enfance difficile marquée par le divorce de ses parents. Sa mère devait élever seule ses cinq enfants et pour l'aider à nourrir sa famille, chaque jour, la jeune fille recherchait des escargots pour les vendre. En les vendant, elle chantait toujours des chansons populaires cambodgiennes et les villageois lui achetaient des escargots autant par compassion que pour entendre sa voix. Personne n'aurait pu imaginer que la petite vendeuse deviendrait une chanteuse si célèbre.

Tout commença par un concours organisé dans la province de Battambang pour découvrir de nouveaux talents. Les villageois l'encouragèrent à y participer et elle remporta le premier prix. Suite à ce concours, Ros Sereysothea commença à chanter dans un restaurant de Battambang où on la remarqua: on lui proposa de venir chanter à Phnom-Penh. Embauchée par la radio nationale, elle rencontra Sin Sisamouth avec qui elle enregistra de nombreux duos, sa voix aiguë et précise se joignant au timbre plus profond du crooner. Dans les années 60, sa célébrité était à son apogée et les meilleurs auteurs lui écrivaient des chansons.

Mais elle connut un mariage malheureux qui l'affecta beaucoup et la poussa à retourner à Battambang. Sin Sisamouth, qui était très proche d'elle, put la convaincre de revenir à Phnom-Penh où elle poursuivit sa carrière jusqu'à l'arrivée des khmers rouges en 1975. Selon plusieurs biographes, Ros Sereysothea aurait été alors forcée d’épouser un assistant de Pol Pot et d’interpréter des chants révolutionnaires destinés à être diffusés dans les camps de travail par haut-parleur. Comme la plupart des musiciens restés au Cambodge, elle a disparu pendant le régime des Khmers rouges sans que l'on connaisse les circonstances précises de sa mort.


" Khork Jet Sneah Srey "
Sin Sisamouth and Ros Sereysothea


Pan Ron


Chanteuse et auteur-compositeur, Pan Ron atteignit le sommet de sa popularité à la fin des années 1960 et au début des années 1970, juste avant le régime des Khmers Rouges. Après un premier succès en 1963 avec "Pka Kabass", sa carrière décolla vraiment en 1966 quand elle commença à enregistrer des duos avec Sin Sisamouth. Dans les années 1970, sa popularité grandit encore avec des succès populaires comme "Komlos Jreus Jap".

Pan Ron était une artiste polyvalente et inclassable dont le répertoire s'étendait de chansons traditionnelles au rock, du cha cha cha au mambo, du madison au jazz... Bien qu'elle apparaisse comme la deuxième star féminine de l'époque, on ne connaît que très peu de choses sur sa vie, en dehors des centaines de chansons qu'elle a laissées et qu'elle a elle même écrites pour la plupart. 


Comme Sin Sisamouth et Ros Sereysothea, on perd la trace de Pan Ron durant le génocide cambodgien, sans connaître précisément les circonstances de sa mort; sa petite soeur a expliqué qu'elle disparut au moment de l'invasion vietnamienne, quand le régime des Khmers rouges fût coupable de ses dernières tueries de masse, juste avant sa chute...


" Chnam oum 31 "
Pan Ron


Analyse de la musique pop/rock khmère des années 60


La musique pop rock khmère de cette période dégage une simplicité et une authenticité qui lui donnent une grande force émotionnelle, renforcée par la mélancolie qui émane du chant, contrastant avec la gaité de la musique. Du fait de ses liens avec la France, le Cambodge s'ouvre aux influences occidentales: les musiciens mêlent à leur musique traditionnelle des rythmes occidentaux, aux instruments traditionnels ceux du rock, guitares et orgue.... La proximité de Saigon permet de capter les radios américaines qui diffusent les musiques des "GI": le rock biensûr, mais aussi la soul music, le funk... Les enregistrements sont effectués à la chaine dans des studios rudimentaires donnant une patine inimitable aux chansons.

Hélène Suppya Bru-Nut, linguiste, analyse le niveau de langue des chansons khmères des années 60. "C’est une poésie nouvelle, plus libre.(...) Elle s’est libérée de la forme traditionnelle, mais ne s’est pas coupée de ses éléments d’inspiration, qui sont le terroir avec ses arbres, ses animaux.(...) On note l’usage d’images métaphoriques qui parfois déroutent plus d’un étran­ger: la belle est souvent comparée à la lune, au soleil mais aussi à la pierre, aux vagues, et aux oiseaux, bref, aux éléments traditionnels de l’imagi­naire khmer. Autre nouveauté dans les thèmes: la découverte de son pro­pre patrimoine géographique, avec des chansons portant sur les provinces et les villes comme Champa Battambang, Stœung Sangker, Champei Siem Reap."


Histoire d'une redécouverte


Après la chute des khmers rouges en 1979, la priorité absolue était la reconstruction pour le Cambodge meurtri. "Les chansons vantaient la renaissance populaire, la solidarité et l’amitié avec le Vietnam. Il a fallu attendre pour qu’on reparle d’amour” explique Mao Ayuth, secrétaire d’Etat à l’Information. C'est avec le retour de Norodom Sihanouk au début des années 1990 que certaines chansons de la période du régime républicain, à nouveau érigé en modèle positif, redeviennent à la mode. A partir des années 2000, les chansons, tombées dans le domaine public, font l'objet de multiples réinterprétations.

Sok Visal, alias Cream, fondateur du label de hip-hop KlapYaHandz, a ainsi remixé des tubes des années 60 sur des rythmes rap et house. Il fait partie des jeunes générations issues de familles réfugiées à l'étranger sous le régime de Pol Pot. Ces jeunes qui reviennent au Cambodge ont grandi aux Etats-Unis, en France et ramènent avec eux la culture urbaine: “J’ai été élevé à la musique hip-hop pleine de samples de vieilles chansons américaines, explique-t-il. En revenant au Cambodge, en 2001, je me suis mis à sampler des morceaux cambodgiens des années 1960-1970. Je trouvais qu’ils avaient un son similaire… et j’avais raison, puisqu’ils avaient été inspirés par la musique rock et soul anglo-américaine.”

Le groupe américain Dengue fever fondé en 2001 naît également de la redécouverte de la musique cambodgienne des années 60-70, qu'il mêle au rock psychédélique. En 2003, plusieurs tubes des années 1960 figurent sur la bande originale du film "City of ghosts" de Matt Dillon. Son assistant cameraman, John Pirozzi, se passionne pour cette musique. De retour aux Etats-Unis, il tourne un documentaire sur Dengue Fever (Sleepwalking Through the Mekong), puis un autre sur la musique cambodgienne des années 1960 (Don’t Think I’ve Forgotten). Le cinéaste Greg Cahill découvre Ros Sereysothea sur la BO de City of Ghosts et réalise en 2006 un moyen-métrage sur son histoire, The Golden Voice.


Tuk Tuk Sessions: Dengue fever
" Tiger Phone Card " est un hommage aux duos de Ros Sereysothea, Sin Sisamouth