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1931: l'Angkormania, construction politique?

En mai 1931 s'ouvre l'exposition coloniale internationale à Paris, dont Angkor est la star incontestée. Angkor fascine depuis la fin du 19e siècle mais l'Angkormania prend une ampleur nouvelle grâce à une débauche de moyens de l'Etat français en vue de promouvoir sa politique coloniale. Dans le même temps, la France, puissance coloniale, réprime durement une opposition de plus en plus marquée à sa présence en Indochine: c'est également en mai de 1931 qu'un convoi de 535 condamnés d'Indochine part de Saïgon pour Cayenne et la Guyane où des camps spéciaux ont été créés pour accueillir ces prisonniers. Simple coïncidence de dates ou reflet d'une volonté de l'Etat d'utiliser la passion du public pour Angkor afin d'occulter d'autres aspects de sa politique coloniale? 

L'Angkormania et l'exposition coloniale de 1931 à Paris


Les récits des aventuriers et explorateurs du 19e siècle, d'Henri Mouhot à Pierre Loti, avaient préparé le terrain et enflammé les esprits mais en 1931, à Paris, on ne parle que de lui, on ne voit plus que lui: impossible de le manquer, impossible de prendre le métro ou le bus, d'allumer la radio ou d'ouvrir un journal sans rencontrer la célèbre silhouette aux cinq tours. Angkor Vat et l'art khmer se retrouvent partout, accommodés à toutes les sauces, servant de décor publicitaire aux produits les plus divers, de la Belle Jardinière ou aux réfrigérateurs Frigéco. Mais surtout, il est là, ou plutôt sa réplique, niché dans le bois de Vincennes, non loin du lac Daumesnil, un Angkor Vat de pacotille jouxtant un palais fortifié de terre rouge typique de l'architecture néo-soudanaise, comme une vitrine grandeur nature de l'empire colonial français.

On doit ces rapprochements surréalistes entre cultures et continents lointains au maréchal Lyautey, commissaire général de l'Exposition coloniale internationale de 1931 à Paris. Pour attirer les foules avides d'exotisme, il a misé avec succès sur le temple d'Angkor, vestige mythique de la civilisation khmèrePas un visiteur n'aurait manqué de découvrir la réplique du temple, reconstitué à l'identique. Les architectes Blanche, père et fils, ont bénéficié du premier essai de reconstitution partielle de 1922 à I'Exposition coloniale de Marseille, où fut présentée une réplique du coeur du temple d'Angkor Vat, sur deux étages au lieu de trois en 1931 à Paris. C'est que l'état n'a pas lésiné sur les moyens cette fois-ci. Gabriel Blanche a ainsi pu se rendre au Cambodge pour étudier le temple sur place. Virtuoses du toc et du pastiche,  les architectes vont jusqu'à créer l'illusion du grès rose et du granit gris de l'original à l'aide de plâtre peint et patiné.

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5 000 mètres carrés pour 57 mètres de hauteur, l'édifice dépasse en volume la basilique du Sacré-CoeurIl n'a pourtant fallu qu'un an et demi pour élever sur de simples dalles en ciment armé la structure en bois recouverte de staff. Un décor de théâtre, et des acteurs, comme ces tirailleurs indochinois en faction le long de la chaussée gardée par deux grands nagas. A l'intérieur, dioramas, carte lumineuse et mur d'images montrent une Indochine moderne produisant le caoutchouc des terres rouges et des terres grises, le charbon des mines de Dong Trieu, la laque, les thés et les soieries sans oublier, bien sûr, le riz paddy, toutes les richesses de ces pays d'Indochine que la puissance coloniale s'accapare et exhibe comme autant de trophées. Dans la grande galerie de l'étage supérieur du temple, l'Ecole française d'Extrême-Orient  présente un ensemble de sculptures khmères. 

Mais ce n'est pas tout, ce grand théâtre continue jusqu'à la sortie du temple où le visiteur découvre tout une troupe d'acteurs et de figurants. Dans la cour de la pagode tonkinoise, vingt échoppes ont été mises à disposition d'artisans recrutés par George Groslier, directeur des Arts cambodgiens pour l'exposition: brodeurs, fondeurs, laqueurs, orfèvres... travaillent sous les yeux d'une foule défilant sans interruption. Dans une autre pagode, des Laotiens viennent faire leurs dévotions. Après leur journée de travail, tous rentrent dans leurs dortoirs bien équipés, abandonnant leurs costumes pour des vêtements plus appropriés au climat parisien, alors que le spectacle se poursuit à l'extérieur: tous les soirs, le temple est éclairé, chaque jour d'une couleur différente. 

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L'Angkormania de 1931, une construction politique? 


Dans cette superproduction, la puissance coloniale vend du pittoresque, de l'exotisme, du rêve à un public avide d'ailleurs. Cette fièvre d'Angkor est une véritable aubaine pour le pouvoir politique et son entreprise colonialiste. Tout est fait pour masquer et occulter l'envers du décor que l'on aperçoit jamais, pour faire oublier une réalité bien loin loin de la carte postale, dont personne ne parle. Dans Le Populaire, Léon Blum tente d'interpeller l'opinion publique«Ici, nous reconstituons le merveilleux escalier d'Angkor, et nous faisons tourner les danseuses sacrées, mais, en Indochine, on fusille, on déporte, on emprisonne.» 

Dans ce contexte, l'Angkormania apparaît tout autant le fantasme collectif répondant au besoin d'évasion d'une époque lourde de tensions et de conflits, une construction de l'imaginaire... qu'une construction du pouvoir politique, une carte postale idéalisée correspondant aux attentes du public, permettant de focaliser le regard là où l'on veut, et de le détourner du reste: entre 1885 et 1922, l'opposition à la présence française en Indochine avait abouti à la déportation de près de mille condamnés du Cambodge, de l'Anam et du Tonkin dans les bagnes de Guyane. 

En 1931, la France accentue sa répression et décide de créer des camps spécifiques pour déporter 1400 Indochinois supplémentaires en Guyane: le camp de Crique-Anguille fut mis en place en août, puis La forestière en septembre. Cependant, un seul convoi de 535 condamnés quitta Saïgon en mai, alors que s'ouvrait à Paris l'Exposition coloniale et que l'Angkormania y atteignait son paroxysme, largement encouragée par la débauche de moyens de l'Etat français, laissant peu de place à l'évocation de cette résistance grandissante à l'occupation française en Indochine. Le convoi parvint à Cayenne le 30 juin et la majorité de ces condamnés indochinois fût envoyée à Crique-Anguille.